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Relecture critique de la biograhie
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Extraits

Il est important de comprendre sur quelle fondation repose l’ensemble : le personnage, le message, l’organisation, la mission et si et quand il y a glissement ou superposition ou encore flou entre réalité et mythe. J’ai donc décidé de « lire » la biographie. En effet, étant venu à Amma au printemps 1979, puis étant parti répandre la bonne parole en Europe en hiver 1984, je ne fais pas partie de ceux qui vinrent à elle, qui construisirent leur foi ou restèrent à cause de son histoire, à cause d’un livre – celui-ci étant paru en anglais quatre ans après mon départ en Europe. En rétrospective, je dois avouer que je suis assez troublé par ce que j’ai enfin lu mais que je comprends mieux l’origine des dérives du mouvement. C’est cette (re)lecture et interprétation que je vais tenter d’exprimer ici en suivant le texte ligne par ligne. Aucun fait ou incident n’y a été rajouté.

La version originale fut rédigée par Prof. M. Ramakrishnan Nair en malayalam en 1986. Elle fut presque intégralement racontée par A., enregistrée sur cassettes et retranscrite. La première version anglaise, rédigée par Balu fut majoritairement inspirée de l’original et parut deux ans plus tard en 1988. Il faut savoir que la biographie a subi de nombreuses modifications successives en fonction des besoins politiques de l’organisation – eh oui, comme les puissants qui réécrivent l’histoire. En effet, après mon départ en 1993, je fus éliminé des versions successives, puis réintégré de manière minimaliste et désobligeante. Gail dut subir les mêmes vicissitudes après son départ en 1999 et surtout après la publication de son livre en 2013. Puis visiblement, à en croire les rumeurs, dans l’édition 2012, la même chose est survenue pour Chandru, Pai, moi-même (Ganga) et Manju, dans laquelle nous fûmes complètement effacés. La version à ma disposition à l’heure où j’écris est de 2011. J’y figure encore de manière minimaliste. Mais surtout pas en tant que son ex-représentant européen, celui ayant fondé sa mission en Europe, ayant animé ses satsangs parcourant à cette fin jusqu’à 10 000 km par mois, l’organisateur de ses tournées européennes jusqu’en 1993, le fondateur et animateur de son premier centre européen à la frontière franco-helvetico-allemande, son traducteur-interprète et son chauffeur (entre les diverses villes d’Europe quand elle ne prenait pas l’avion) lors de ses visites. Si une telle omission n’était pas ridicule, ce serait drôle !

Un article de presse fut publié dans le journal « Madhyamam » le 13 avril 2014 concernant entre autres ces changements comprenant une interview du professeur biographe. Celui-ci s’exprima en disant qu’« une biographie (d’A.) sans Gayatri n’aurait aucun sens ».

Avant de commencer cette analyse, j’aimerais d’ailleurs reprendre ce qu’A. elle-même avait dit de Gayatri dans la version originale. Le professeur, tout premier biographe, affirme que ces citations lui ont été dictées textuellement :

  • « A. prédit (à Chandru) que la personne qui allait prendre soin d’elle était à Tiruvannamalaï. »
  • « Gayatri demanda à A. la permission de vivre avec elle. A. répondit que nous mourrons ensemble. »
  • « Une personne comme Gayatri ne vient qu’une fois par millénaire. Elle n’a pas besoin de méditer. Elle atteindra son but (spirituel)« .
  • « Elle est une sannyasini (nonne) parfaite ».
  • « Son esprit est toujours fixé sur A.. Gayatri sait ce qu’A. pense. »
  • « A. a 1000 langues pour parler de Gayatri » (traduction : ne tarit pas d’éloges).

D’emblée, disons-le sans ambages, cette biographie, est un concentré effarant de bondieuseries indigestes dans lequel l’usage d’exagération, d’emphase, de démesure et de surenchère rend non seulement le récit difficile à lire, je dirai presque à avaler, mais justement aussi difficile à croire. Le biographe y martèle inexorablement un narratif au prix de la cohérence parfois. Mais comme on le verra, grâce au cocktail de croyance et de dévotion, tout est possible. Dès la préface, l’auteur avertit que le grand maître, la mystique fut née en pleine conscience. Sur cette base, il n’y a plus rien à lire, sinon pour s’en convaincre. La préface spécifie textuellement d’emblée qu’« elle s’adonna à ou manifesta (nous ne savons lequel des deux) une ascèse rigoureuse » (…) « sans être guidée par un gourou » (…) [et qu’]« à l’âge de 21 ans, elle manifesta son état de réalisation de dieu ».

Pour ceux qui se rendent à l’ashram aujourd’hui, s’imaginer comment le village de pêcheurs était en 1978 et avant, demandera un effort insurmontable d’imagination tellement il est envahi et dénaturé par les bâtiments et gratte-ciels. Disons, qu’il était sombre (sous le dense feuillage de la cocoteraie), crasseux et misérable. Les maisons, quand elles étaient en dur, étaient primitives. Les pauvres vivaient dans des cahuttes de feuilles de palmier tressées. Les chemins non aménagés étaient étroits et boueux. L’auteur, pour sa part (et là je me réfère dorénavant à la version anglaise), le décrit comme ayant de la sainteté et de la grandeur (sanctity and greatness). Il se base sur une légende qu’il raconte sur quatre pages et termine en disant : « N’est-il pas étonnant que ce lieu sacré ait été à nouveau au centre d’un nouveau drame divin ? »

Il présente la famille comme pieuse, dévote et juste — nous verrons ce qu’il en est réellement plus tard — et indique que de nombreuses âmes pieuses furent nées en son sein. Pour montrer à quel point son père fut pieux, il précise que, du fait de son identification à dieu, il s’évanouit sur scène lors d’une représentation théâtrale de Kṛiṣhṇa. La mère a aussi droit à son titre de noblesse : les locaux l’appelaient la brahmane tant elle était pieuse. Il parait d’ailleurs qu’au moment où elle rompait ses jeûnes réguliers, les cocotiers faisaient tomber des noix à boire pour la désaltérer. Magique ! Dans le plus pur style kitsch bollywoodien, il fait apparaître un moine au hasard, surgissant et quittant les lieux dans un rire tonitruant, pour prédire que de nombreux moines atteindront la libération à cet endroit qui deviendra un lieu saint, de nombreux ascètes (sous forme subtiles ?) y méditant déjà et de nombreux mahatmas y ayant été enterrés.

Le cadre étant posé, l’enfant put faire son apparition. Les parents eurent des visions pendant la grossesse de sa mère, qui, de surcroît, rêva qu’elle allait donner naissance à Kṛiṣhṇa. Sudhamani serait donc née bleu-gris-foncé (comme Kṛiṣhṇa, couleur des nuages avant l’orage), ce qui était surprenant vu la couleur de peau claire du reste de la famille. (Je partagerai ma théorie sur la question plus tard.) Ils crurent à une maladie et on leur conseilla de ne pas la laver pendant six mois. Euh…, y a-t-il un médecin à bord ? Vous imaginez un bébé non lavé pendant 180 jours ? (Kṛiṣhṇa ou maladie ? Visiblement ils n’étaient pas sûrs et ce doute va émailler l’histoire tout du long.) Bref, les parents ne ressentirent que de l’aversion pour cet enfant qu’ils négligèrent à cause de sa couleur de peau. Donc pieux et justes, peut-être, mais pas spécialement finauds ni empathiques. Qu’à cela ne tienne, Sudhamani se mit à marcher d’un jour à l’autre à six mois, sans passer par l’apprentissage maladroit du commun des mortels, et commença à parler par la même occasion. A 2 ans elle récitait des prières, à 4, elle chantait, et à 5, avec d’autant plus de ferveur dévotionnelle pour le dieu Kṛiṣhṇa qu’elle était souvent absorbée et absente. Premiers soupçons de troubles psychologiques de la part des parents qui, rappelons-le, négligeaient l’enfant à l’encontre de qui ils ressentaient de l’aversion. Dans la foulée, pour faire de la place dans la maison, ils aménagèrent une petit chambre contre l’étable, et l’y installèrent. Belle initiative pour une gamine de 6 ans qu’on n’aime pas, qui se déconnecte et qu’on est déjà en train de perdre. Sa mère et son frère aîné sont contre elle à cause de son comportement excentrique. D’ailleurs, à 7 ans, on note que ses absences se font plus fréquentes et plus intenses. Un jour, sa mère la voit danser « dans la félicité » mais trouve qu’elle pourrait bénéficier de cours de danse. Elle a tout pigé. Le biographe, lui, la fait nager dans l’Océan d’Amour et de Félicité Pures, tout en majuscules. Ce n’est pourtant pas l’avis des villageois qui remarquent qu’elle est constamment en larmes.

Son père, indécrottable inséminateur, continuait d’engrosser sa femme alors qu’elle était déjà en très mauvais état. Effectivement, alors qu’au bout de six enfants, elle n’était plus capable de s’occuper de la maison, il lui en infligea encore sept autres. Treize grossesses en tout dont cinq décès. Elle eut après Sudhamani qui fut la troisième plus aînée des enfants en vie, encore cinq grossesses dont les enfants survécurent. C’est important de le préciser pour le contexte qui va suivre. Pieux et juste jusqu’au bout des ongles, le bonhomme. De ce fait, l’intégralité des tâches ménagères incombèrent à Sudhamani, soi-disant considérée comme la servante de la famille. Vu comme elle fut traitée, je trouverais « esclave » plus approprié — dans la mesure où les faits relatés sont vrais. La gamine dû interrompre son éducation à dix ans, environ au CM1, car elle trimait de 3h du matin à 23 heures. A cet âge-là, quatre heures de sommeil quand on s’est épuisé au travail les vingt heures restantes, sont criminellement insuffisantes : impossible de se développer sainement, physiquement, émotionnellement et psychiquement à ce régime-là, avec ou sans dieu. Même invalide, il restait à sa mère suffisamment d’énergie pour la brimer de manière vicieuse. Elle la terrorisait et la punissait pour les erreurs les plus minimes, la persécutait et la torturait cruellement (dans le texte) – rappelons-nous, elle aussi, pieuse et juste. Que sa fille chaparde pour nourrir les miséreux la mettait hors d’elle. Mais le pire restait ce teint foncé : insurmontable et la base de son aversion. En conséquence, Sudhamani lui disait : « Je ne suis pas ta fille mais ta belle-fille ! », à dix ans… En fait, l’enfant se mis à considérer l’océan comme sa vraie mère et se réfugia dans la folie, pardon, la dévotion. On apprend que sa dévotion « l’élevait au summum de la divinité ». Personnellement je ne sais pas ce que cela signifie, mais le biographe a l’air de s’y retrouver. Malheureusement, la croyance, par principe, ne reconnait pas de limite au-delà de laquelle commence l’invraisemblable et le déraisonnable, donc pour les fidèles convaincus d’avance, tout est possible.

Ensuite, elle alla travailler chez sa tante pendant plusieurs années. De ce fait, notre grande malade tortionnaire dut se débrouiller toute seule et, visiblement, s’en sortit quand même. Mais cela ne fait pas sourciller le biographe. Quand sa tante la bat, Sudhamani n’est pas émue parce que, n’ayant rien connu d’autre, elle considère que c’est un comportement normal. Par contre, sa vision du monde est naturellement particulièrement négative : « le monde est rempli de souffrance et les relations n’ont de base que les besoins égoïstes ». C’est devenu le fondement de la philosophie de rejet du monde qu’elle formula plus tard. En attendant, au moins deux fois par page, elle pleure, sanglote, crie, appelle quand elle ne chante pas, ne souffre pas l’agonie de la séparation de son dieu Kṛiṣhṇa. Au bout de 4 ans, elle en a assez d’être la servante maltraitée chez sa tante et retourne, à 16 ans, chez sa mère y retrouver son statut d’esclave persécutée. Et si c’était encore possible, cette dernière est effectivement devenue encore plus colérique et cruelle. Charmant exemple au hasard : elle l’épiait, et si elle l’attrapait bavarder avec les filles voisines quand elle coupait l’herbe, elle l’attendait pour la battre avec le pilon du mortier pour piler le riz (imaginez une batte de baseball, en plus grand et plus lourd). Quand elle ne pouvait pas la battre, comme parfois également avec la machette (euh…, machette ?), elle lui donnait des coups de pied, et quand sa fille l’esquivait et lui attrapait les mains, elle la mordait – comportement que Sudhamani répètera avec Gail, son assistance personnelle. Tout ceci ponctué d’injures vulgaires et de malédictions de mort (dans le texte) – pieuse et juste toujours, donc. Qu’à cela ne tienne, l’auteur lui trouve des excuses et explique son comportement en précisant la nature de sa dévotion : ignorante et formelle. De son côté, Sudhamani précise qu’elle considéra sa mère comme son gourou. Pour quelqu’un qui n’en n’a pas eu (d’autre), cela fait sérieusement réfléchir : cette enfant persécutée et torturée de manière ignoble et criminelle, n’a connu comme seul gourou que cette femme violente, cruelle, hystérique et tortionnaire, reniant et maudissant sa propre fille à cause de sa couleur de peau. Sudhamani témoigne elle-même que sa mère lui a enseigné « le soin, la dévotion et la discipline ». Ni elle ni son biographe ne voient l’incohérence. Elle décrit une mère qui néglige, rejette et persécute son enfant pour sa couleur de peau comme soigneuse et attentive, pendant que son biographe décrit sa dévotion comme ignorante et formelle. En tous cas cette reconnaissance de Sudhamani pour les qualités de son unique « gourou » ne peut présager rien de bon pour la suite de son rôle en tant que gourou et le destin de ses futurs disciples. L’enfant disait [prétendait] « je n’ai jamais vu mes vrais parents ». Au village, toujours à cause de sa couleur, on blaguait qu’elle avait dû être achetée contre un peu de son de riz (façon de dire qu’elle ne valait rien, qu’elle était donc négligée et ignorée).

Son frère aîné, Subhagan, digne fils de sa mère, la maltraitait et la battait également fréquemment pour des prétextes futiles. Quand elle visitait les maisons des voisins, elle se rendit compte à quel point les anciens étaient abandonnés et négligés et se convainc de la fugacité et de l’égoïsme foncier des relations humaines. Quand elle chaparda un bracelet en or pour nourrir une famille au bord de la famine, son père l’attacha à un arbre et la battit au sang. A côté de sa femme et de son fils, il pouvait se vanter de maintenir le déshonneur de cette famille innommable. On comprend aisément pourquoi le biographe indique qu’elle perdait de plus en plus le contact avec la réalité, devenait de plus en plus déconnectée. La simple pensée de Rādhā (la compagne de Kṛiṣhṇa) la transportait en extase. D’un côté elle se souvenait de ses dieux préférés, de l’autre elle s’identifiait à eux. Il lui fut de plus en plus difficile d’accomplir son travail, alors que ses lèvres murmuraient constamment leurs noms sacrés. Ses parents lui interdirent de chanter et prier la nuit après son travail et la considéraient de plus en plus folle. Elle ne se confia jamais à un adulte. Ne trouvant pas de validation auprès d’eux, elle se tourna vers les animaux et la nature et se mit à leur parler.

Elle dut se battre avec sa mère pour lui faire admettre qu’elle prenne des cours de couture à la paroisse du coin et réussi à les suivre pendant trois ans. Elle se rendait au cimetière adjacent pour faire sa broderie et profiter de la compagnie des défunts. Quand elle y méditait, elle entrait en extase, comme quand elle entendait les histoires de Kṛiṣhṇa. Elle ne dormait pas et passait ses nuits à pleurer et sangloter. Ses parents tentèrent de la marier plusieurs fois mais elle s’y opposa vigoureusement, promettant même une fois que s’ils parvenaient à leurs fins, elle tuerait son mari et reviendrait à la maison, ce qui lui valut d’être encore plus maltraitée. Ne supportant plus cette situation elle décida de se suicider en se jetant à la mer. Ils étaient convaincus qu’elle avait des troubles psychologiques. Les rares occasions où elle reçut un vêtement bariolé ou porta la veste en soie de sa sœur, on les lui brûla non sans l’insulter. En conséquence, elle ne s’habilla plus que de vieilles fripes usées et rejetées.

Si l’on en croit le narratif, il est clair qu’ayant continuellement souffert depuis un âge si tendre, sans amour, sans affection, sans validation, en étant constamment exploitée, abusée, battue, terrorisée, insultée, maudite dès son plus jeune âge, elle se construisit son propre monde de références et de validations, tout en rejetant en bloc celui des adultes. Elle se tourna donc vers Kṛiṣhṇa et sa dévotion pris la place de l’amour humain, sain et naturel. Mais elle n’en sortit pas indemne, comme on verra plus tard, ce qui n’est pas surprenant. Un tel mauvais traitement systématique et prolongé dès le plus jeune âge ne pouvait que donner place à une ou plusieurs formes de psychose. Or le biographe fait tout pour faire apparaître ces déséquilibres et fractures psychiques profondes en évolution spirituelle, ascension mystique et sainte folie. Il parle plusieurs fois d’aberrations mentales. Il s’agit probablement d’une traduction textuelle du malayalam parce que ce concept est inconnu. Il écrit qu’elle était « une voyageuse solitaire dans son propre monde ». Concernant la folie ou le mysticisme, par honnêteté intellectuelle, il est difficile de trancher. C’est en examinant son comportement sur la durée qu’on déduira si ce fut de la pure psychose, un réel développement mystique ou un mélange des deux. Le biographe la décrit comme « établie dans l’océan de l’existence et de la félicité pure », « ayant atteint un état parfait de paix de l’esprit », « reposant éternellement dans le Suprême (l’Absolu)« , « établie dans l’état d’Etre pur », entre autres. Quand on écarte un instant l’écran magique de cette litanie de qualificatifs sacrés qui émaille le récit et qu’on observe de manière plus neutre son comportement tel qu’il est représenté, il y a lieu de s’interroger, voire de s’inquiéter, sur son équilibre. D’autant plus que son comportement deviendra encore plus inquiétant alors qu’elle se déconnectera toujours plus de la réalité.

Quand elle va cueillir des feuilles pour les bêtes, elle se voit et voit les enfants qui l’accompagnent comme des protagonistes du vivant de Kṛiṣhṇa. Tantôt elle voit Kṛiṣhṇa marcher à côté d’elle, tantôt elle s’identifie à lui et veut détruire toutes les images sacrées. Le biographe en rajoute une couche. Il est déterminé à construire son narratif. Il en conclut qu’elle est établie dans un océan de pure conscience et félicité.

Elle commence à manifester la bhāva de Kṛiṣhṇa et c’est la période des miracles : il lui faut fidéliser son public. Elle change l’eau en lait, le lait en sucrerie. Quand il y en avait pour cent, il y en avait pour mille. Ça me rappelle quelque chose… Elle lévite allongée sur une branchette. Elle avale du camphre brûlant. Bref, il y en avait pour tous les goûts et ça faisait son effet puisque les gens commencèrent à croire en la divinité de Sudhamani, à côté de la divinité de Kṛiṣhṇa. Pendant ce temps, elle entendit une voix, celle de dieu bien sûr, qui lui dit : « Tu es Une avec moi ! ». Selon le biographe, un astrologue lui confirme qu’elle est un Mahatma. Les miracles continuent : elle fait pleuvoir partout sauf à l’endroit où les fidèles se rassemblent, elle embrasse un cobra avec la langue, elle danse sur la plage pour remplir les filets des pêcheurs, elle boit du lait empoisonné qui n’a pas d’effet sur elle, elle utilise des coquillages comme lampes à huile et fait brûler des mèches dedans sans huile toute la nuit. De nombreux détracteurs locaux n’ont pas cru aux miracles, mais peu importe. Dans l’image d’ensemble, c’est insignifiant. Pendant la bhāva de Kṛiṣhṇa elle annonce à son père, entre autres prophéties, qu’« à partir de maintenant, la petite sera pure à jamais ». (Etrange qu’elle en parle à son père, dans une société où ce sujet est réservé aux femmes.) Traduction de l’expression pudibonde : elle n’aura plus ses règles. Honnêtement, et alors ! Puis, vu la jeunesse qu’elle a vécue et ce qui va encore venir, il n’est ni surprenant ni magique qu’elle soit atteinte d’aménorrhée. Mais ici, c’est considéré comme un signe de sainteté, pas comme une maladie. A part ça, comme on a vu au ch. III.4, elle était peut-être sans règles un moment, mais alors qu’elle retrouva indéniablement sa santé, ce trait resta un des éléments fondateurs du mythe.

Sa mère la respectait pendant les bhāvas de Kṛiṣhṇa, mais la persécutait entre les séances. Son père, fidèle de Kṛiṣhṇa, appréciait également ces séances depuis toujours, pendant que son frère la traitait de schizophrène. Sa mère lui interdit de s’entretenir avec les fidèles après les bhāvas sous peine de correction violente. Un soir que Sudhamani entendit un voisin s’esclaffer devant un ami en disant que les bhāvas de cette fille étaient juste une forme d’hystérie et que, pour la calmer, il suffirait de la marier, elle courut se réfugier chez elle implorer Kṛiṣhṇa à l’aide. Cet incident tend à invalider les qualificatifs dithyrambiques de l’auteur sur l’état spirituel superlatif de l’adolescente. Mais les incohérences n’ont pas de prise face à la croyance.

On s’en rend compte trois pages plus loin : Sudhamani, dorénavant fermement établie dans la conscience de Kṛiṣhṇa, et fermement identifiée à lui, la pratique dévotionnelle d’évolution vers son dieu était devenue impossible. Lors d’une vision de lumière dans laquelle la déesse apparut, l’adolescente appela : « Kṛiṣhṇa, la Mère est venue ! Amène-moi à elle ! Je veux l’embrasser ! » Elle sentit Kṛiṣhṇa l’élever dans un autre monde mais la Mère restait introuvable. C’est ainsi que celle qui, rappelons-le, était « établie dans l’océan de la félicité », « ayant atteint un état parfait de paix de l’esprit », « reposant éternellement dans l’Absolu » et « établie dans l’état d’Etre pur » ressenti le besoin intense d’adorer la Mère divine et de s’adonner à la pratique spirituelle menant à sa fusion avec elle, selon le texte, pour réaliser le divin sous la forme de la Mère de l’univers. C’était donc reparti pour un tour. Seuls les esprits croyants au-delà de toute raison et profondément imbibés de dévotion ne verront pas le non-sens de cette histoire. En effet, si l’on a réalisé et intégré l’Absolu, la quintessence du dieu « x », il n’y a plus d’autre chemin à parcourir, et plus personne pour désirer parcourir quoi que ce soit, l’ego s’étant immergé dans l’Etre suprême. Le fait qu’elle désire recommencer son agonie de la séparation envers le dieu « y », une autre représentation de l’Unique, montre bien qu’elle n’était pas arrivée à destination à la base comme veut nous le faire croire la biographie. Par ailleurs, cette tournure des événements laisse supposer que l’agonie, le déchirement, la séparation, le sentiment d’abandon, la supplication, la vallée des larmes est plutôt ce à quoi s’identifie l’adolescente. En effet, ce qui est décrit comme sa nouvelle ascèse, s’avèrera encore plus dévastatrice que la précédente. Elle reprit son passe-temps favori : pleurer, sangloter et implorer en criant. Elle voyait la Mère en tout et en même temps la cherchait constamment partout. Affamée affectivement et psychologiquement par le comportement innommable de sa mère biologique, elle régressa en s’imaginant être un bébé rampant à quatre pattes et pleurant à la recherche de sa Mère divine en Mère Nature (ça fait beaucoup de mères). S’imaginant avoir deux ans, elle alla jusqu’à la voisine qui donnait le sein à son nourrisson pour la téter elle-même, à tel point que la femme allaitante dû finir par se retirer pour accomplir cette tâche. Elle ne dormait plus et passait ses nuits, obsédée par la Mère de l’univers, à la supplier. Comme elle le dit elle-même : « Je n’ai jamais eu de gourou et ne fut initié par personne ; mon seul mantra était « Maman ! Maman ! » (Amma, dans le texte). Ahurissant. Couplé à sa vision du gourou, ça laisse pantois.

Le comportement psychotique qu’elle avait manifesté dans son « ascèse » de Kṛiṣhṇa se trouve ici décuplé. On la voit, tomber dans les déjections humaines dans la lagune, mordre la déesse et lui arracher les cheveux, se saisir du pilon pour battre la déesse en ne se rendant pas compte que c’était à elle-même qu’elle infligeait ce traitement. On voit bien ici, qu’à côté de la régression infantile, elle reproduisit le seul comportement qu’elle connaisse dans la relation, ici sous sa forme auto punitive et auto agressive, celui de sa mère biologique envers elle, hystérique et violent. Le biographe continue de vouloir nous faire croire son histoire invraisemblable et témoigne qu’il s’agissait de formes hautement évoluées de la dévotion au-delà de la compréhension du commun des mortels. La famille est convaincue qu’elle est schizophrène et continue de la maltraiter. Ne pouvant plus le supporter, elle décide pour la deuxième fois de se suicider dans l’océan, mais arrivée sur place, rentre en transe. Les villageois, qui reconnaissaient sa « splendeur spirituelle et son amour universel » (la biographe ne loupe pas une occasion d’enfoncer le clou), ont pitié de celle qui a travaillé si durement pendant si longtemps pour sa famille qui la délaisse totalement. Son « ascèse » est si intense que son corps est extrêmement chaud et elle doit refroidir dans la lagune saumâtre. De manière imprévisible, soit elle se roule par terre dans des éclats de rire, soit elle fond en larmes et hurle. Quand elle chante et appelle, elle perd le contrôle, crie et se roule par terre, déchire ses vêtements, puis se relève en riant en éclats et se met à courir dans toutes les directions. Parfois les villageois la trouvent dans la boue et la relèvent, la lavent et l’habillent. On peut sincèrement douter ici qu’il s’agisse d’une quelconque ascèse, mais ne troublons pas le narratif.

On a droit ensuite au chapitre franciscain consacré aux animaux, à leur capacité à parler, à la comprendre mieux que les humains : il y a la vache qui attend quelle sorte de sa méditation pour lui donner le pis, duquel elle boira directement ; celle qui parcourut six kilomètres pour la retrouver et la faire boire. En effet, quand ce sont les humains qui lui donnent du lait chaud, elle le vomit. Et ça, les vaches, apparemment, le savaient. Les perroquets compatissent et pleurent quand elle pleure ; les buses savent qu’elle a besoin de manger et lui déposent du poisson qu’elle dévore tout cru ; le chat du coin fait la circonvolution autour d’elle ; le chien lui lèche le visage pour la sortir de son malaise et pleure avec elle ; la chèvre meurt sur son giron etc. Notons au passage que ce que le narrateur veut nous faire passer pour magique, correspond en partie au comportement normal des animaux : les chats qui nous apprécient nous tournent autour, les chiens nous réveillent, sont en empathie avec nous et nous imitent. etc. Mais Sudhamani surenchérit : « quand on atteint l’équanimité, même les animaux hostiles adoptent un comportement amical en notre présence. » En l’occurrence, il ne s’agissait pas ici d’une enfant abandonnée dans la jungle, mais d’une jeune fille entourée de chiens, de chats et de chèvres dans la bassecour de sa maison natale sous la cocoteraie.

Le narrateur trouve une autre occasion de tenter de nous convaincre de « l’état de réalisation de celle qui nageait dans l’océan de l’amour immortel ». En même temps, il décrit à nouveau ses crises incontrôlables de sanglots et de rires qui ne se dissipaient que quand elle s’évanouissait. Ne dormant et ne mangeant pas normalement, elle avale parfois du verre, voire ses propres excréments. Dans cet état, d’agonie, de déchirement, de supplication, de flux incessant de larmes, de suffocation, de désir de suicide, elle vécut finalement l’apparition de la déesse. Dans un chant, qui relate l’expérience, elle dit que la lumière divine de la Mère s’immergea en elle et proclame ensuite la Vérité suprême (mais assez banale) qu’elle obtint directement de Ses lèvres : « Ô Homme, fond-toi dans ton Soi ! ». Son chant se termine par le souvenir ému des paroles de la Mère : « Ma chérie, abandonne toutes tes tâches et viens à moi. Tu seras mienne à jamais. »  Suite à cette expérience merveilleuse qui aurait dû la combler, le narrateur nous dit qu’elle développa une aversion intense à l’encontre du monde visible et se mit à creuser des trous dans la terre pour s’y cacher. Comme il le dit lui-même, ceux qui pensaient déjà qu’elle était folle, en furent dorénavant totalement convaincus. Le narratif tente de faire croire aux fidèles que quelqu’un qui aurait réalisé la conscience de Dieu (en Kṛiṣhṇa), qui se serait fondu dans l’Absolu, qui aurait atteint l’état de paix éternelle de son vivant, aurait développé à nouveau le désir de se fondre dans la conscience de Dieu (en Dévi), s’engageant dans une aspiration profondément psychotique, la lumière de la déesse s’immergeant finalement en elle et baignant dans la félicité de la réalisation de Dieu, continue de se comporter de manière psychotique en voulant se cacher sous terre. Il faut effectivement beaucoup de croyance (aveugle) et de dévotion (sans discernement) pour adhérer à ce narratif magique et incohérent alors que le bon sens affiche clairement une toute autre réalité. Malgré sa soi-disant réalisation de l’Unique en toutes choses, elle trouve toujours la dualité insupportable. Enfin elle a cet appel intérieur de servir l’humain, non sans vouloir le sauver de l’horrible existence terrestre – sachant que ce n’est pas parce qu’elle a atrocement souffert que ce doive être obligatoirement l’expérience de chacun, que le monde soit à rejeter en bloc et que la seule voie soit de se tourner vers dieu hors du monde.

Fin 1975, elle manifeste sa première bhāva de Dévi, six mois après celle de Kṛiṣhṇa. Il décrit la bhāva comme « humeur », mais aussi comme manifestation de son identification intime avec Kṛiṣhṇa ou Dévi alors que pour les villageois, il ne s’agira ni plus ni moins qu’une possession momentanée. La manière dont cette transition se produit est particulière. Alors que des fidèles furent harcelés par des villageois pendant la bhāva de Kṛiṣhṇa, elle se leva dans un éclat de rire retentissant et, sortie du temple, se transforma en Dévi en ayant envie, selon ses propres paroles, « de détruire les personnes injustes ». C’est ce que le narrateur appelle (dans la foulée !) l’incarnation de l’amour universel en disant : « Dorénavant on l’appellera la Sainte Mère ». A nouveau, visiblement, il n’y a que lui (et elle) qui ne voie pas ce genre d’incohérence : détruire, amour… Mais c’est le monde qu’elle connait. Même son « ordre de mission d’en haut » ne tient pas la route : elle entend une voix de l’intérieur qui lui dit entre autres, « Adore-moi dans le cœur de tous les êtres et soulage-les des souffrances de l’existence terrestre ! » Mais chacun qui a lu quelques pages de philosophie ou de spiritualité a déjà entendu dire que 1) l’existence terrestre sera toujours source de tribulations et 2) ce n’est pas l’existence terrestre qui est la source de souffrance mais l’attachement, l’identification. Mais ces principes de base ne semblent ni clair pour Sudhamani ni pour son biographe, pourtant formé en philosophie. (…)

On arrive enfin au début de sa mission spirituelle dans le monde lorsqu’elle dit que, depuis son expérience de la Mère divine, elle ne put « voir rien d’autre comme différent de mon propre Soi, au sein duquel l’univers entier existe comme une minuscule bulle. » Bizarrement, même établie dans la réalisation de Dieu, dans l’Absolu, dans tout ce qu’on voudra, elle continue à pratiquer l’ascèse spirituelle — on se demande « qui » pratique, pour « quoi », qui est resté comme ego, comme individu, pour exprimer ce besoin ? — pour démontrer que toutes les formes de Dieu et de déesses sont autant de facettes de la même réalité non duelle. Déjà, elle avait soi-disant réalisé l’absolu en Kṛiṣhṇa. Arrivé là, il n’y avait en principe nulle part où aller et plus personne pour aller nulle part. Mais il y eu le désir de réaliser la Dévi, et maintenant, de réaliser tout le reste. Imaginez quelqu’un qui se trouve à Meaux et qui ait besoin de se rendre à Paris pour une démarche administrative. Arrivé à Paris, il se dit « Tiens, je vais me rendre à Paris depuis Melun ! » Il se rend à Melun et de là prend la route vers Paris. Arrivé à Paris, il se dit, « Tiens, je vais me rendre à Paris depuis Chartres ! » Il quitte Paris, se rend à Chartres et revient à Paris. Et ainsi de suite autant de fois que vous voulez. Si dès la première fois, il s’occupe de sa démarche administrative et obtient ses documents, que doit-il faire d’autre ? Rentrer chez lui évidemment. À mon avis, dans notre cas spécifique, ayant perdu ses documents en route et oublié ses démarches, il passe son temps à tester si on peut atteindre Paris depuis d’autres villes que Meaux. Serait-ce pour montrer que tous les chemins mènent à Paris ?

Sudhamani et son biographe tentent, malgré le chaos et l’incohérence de ses expériences, par tous les moyens de marteler une réalisation suprême qui ne correspond visiblement pas à la réalité. Il est indéniable que Sudhamani eut « des expériences » spirituelles, mais en toute modestie, quoi qu’elle en dise et quoi que son biographe prétende, elle ne semble jamais être arrivée au bout de son chemin. On le comprendra d’ailleurs à la suite de son histoire. Alors que l’Inde est un berceau de philosophies pratiques d’une richesse inégalée permettant justement de déterminer à quel stade de l’évolution spirituelle on se trouve, où se trouve celui que nous souhaiterions suivre comme maître, on ne peut pas prétendre ainsi n’importe quoi. On a franchement l’impression d’un narratif construit. Malheureusement c’est le cas de la plupart des gourous indiens ou indianisants : une ou quelques expériences marquantes d’un aspirant sans doute sincère et intensément dévoué à sa pratique, puis un narratif construit autour. Bref, son frère en a franchement assez de ses frasques mystico-délirantes. Il l’attire dans la maison d’un voisin où elle se retrouve entourée de garçons qui la menacent au couteau et qui veulent la tuer. Dans le plus pur style théâtral populaire, celui qui brandit le couteau, quand il s’apprête à la frapper à la poitrine, s’écroule de douleur avant même de l’avoir touchée. Sa mère vient la chercher et sur le chemin du retour, pour la troisième fois, Sudhamani, notre Âme Réalisée dans laquelle l’ego n’est même plus un souvenir, veut se suicider dans la mer. Comprenne qui pourra. Sa mère devient hystérique et arrive à l’en dissuader. En attendant, le cousin l’ayant menacé se retrouve à l’hôpital et Sudhamani lui rend visite. Elle lui explique qu’elle n’a pas de sentiments de vengeance mais que les êtres subtils autour d’elle sont en colère et se vengeront pour elle. Il meurt mystérieusement en vomissant son sang. Nous verrons dans son histoire que ce genre de phénomène est rapporté à maintes reprises – quelle meilleure façon d’inculquer la peur et la soumission à ses fidèles ! Ce n’est jamais elle qui se venge et punit. Elle reste blanche comme neige : ce sont toujours des tiers qui font la sale besogne à sa place. Contrairement aux êtres subtils de la biographie, de nos jours, ce sont des êtres humains qui s’en occupent.

Profondément dérangé par le phénomène des bhāvas et la foule des fidèles trois fois par semaine dans la cour de sa maison, son père vient la voir pendant la bhāva de Dévi et demande à la déesse de lui rendre sa fille. En réponse, celle-ci s’écroule devant lui sans vie. En tout état de cause, elle est morte et le narrateur dit que son corps se raidit en quelques instants. Autre occasion pour un peu de discours magique car dans le monde réel et ennuyeux, la rigor mortis ne commence à intervenir qu’à partir de trois heures après la mort et atteint son maximum environ neuf heures plus tard. Mais vu qu’il s’agit probablement de contes et légendes, la réalité importe peu. Le pater familias s’excuse, pleure, prie, s’évanouit de détresse et sa fille revient à la vie… en Kṛiṣhṇa : « sans Shakti il ne peut pas y avoir de Kṛiṣhṇa ! », dit-elle – quoi que cette pseudo sagesse signifie.

Dans le chapitre 9, on apprend que « la plus grande arme de l’aspirant spirituel est le sabre de la vérité ». On en prend bonne note ici parce qu’on en aura besoin pour plus tard. Le narrateur continue dans sa logique et associe Sudhamani à Kṛiṣhṇa, Rāma, Jésus et Bouddha. Pourquoi pas ? Ça ne coûte rien d’essayer. Nous sommes en 1978. Son farouche opposant de frère est de plus en plus déprimé et suicidaire : il a la goutte. Le narratif la fait dire à sa mère que son frère n’en a plus pour très longtemps. Un jour, il harcèle et insulte violemment une dévote musulmane, qui vient pour le darshan. Celle-ci, profondément choquée, vient devant la Dévi pendant le darshan en pleurant. Le sang de Sudhamani ne fait qu’un tour, la Dévi se lève de son siège et maudit : « Celui qui t’a causé cette souffrance mourra dans les sept jours ! » En l’occurrence, vous aurez du mal à trouver des Mahatmas en Inde qui maudissent et tuent par leur malédiction – et, directement ou indirectement, ce genre d’évènement malheureux se répète. Mais comme le dira le biographe plus tard : « dans l’histoire spirituelle de l’Inde, elle est inégalée ». Notre Mère de la compassion infinie et de l’amour incarné, précise qu’elle ne punit personne, mais que quand ses fidèles souffrent, même Dieu ne pardonne pas leurs agresseurs, chacun devant profiter du fruit de ses actions. Quoi qu’elle en dise, c’est bien elle qui l’a maudit. Le frère a été prévenu de la prédiction (le narrateur aurait dû dire, de la malédiction) et il finit par se suicider par pendaison. Une autre théorie, inofficielle, circule sur la mort de son frère, que j’aborderai en fin de chapitre. Elle prédit de manière invérifiable qu’il va se réincarner dans quelques années dans un garçon du voisinage, ce qui rassérénera ses parents. Vient ensuite évidemment le narratif magique que, dès sa naissance, l’enfant répétait la syllabe sacrée OM et méditait.

Tout le long de son histoire publique, Sudhamani fut constamment harcelée par des voisins, dits rationalistes et mécréants, qui n’avaient de cesse de vouloir révéler ce qu’ils considéraient être une supercherie. On apprend qu’elle dansa sur des épines répandues par eux et sur du verre cassé, sans conséquences. Visiblement, on n’en avait pas encore fini avec les miracles. C’est d’ailleurs intéressant de noter que les rationalistes sont décrits comme ignorants, impolis, injustes, mécréants et mauvais. Également remarquable est la vive discrimination à l’encontre des non-croyants. Comme si c’était criminel ou maléfique de ne pas croire en elle. Finalement le narrateur remarque que les rationalistes essaient de lui mettre des bâtons dans les roues en tentant d’influencer la police et les politiciens. On notera que Sudhamani et l’organisation, surent s’inspirer plus tard à leur avantage de cet exemple fort instructif et utile et le magnifier dans des proportions inégalées.

Le narratif l’établit dans un état d’égalité d’âme parfaite. Sa vie démontrerait que la réalisation de dieu peut avoir lieu même dans les circonstances les plus difficiles. Dans une de ces citations, elle dit d’elle-même « Sachez que Mère est Omniprésente, Une avec tous, plus proche de vous que vos propres mères biologiques et désireuse de vous accompagner pour que vous puissiez jouir de la félicité dans toutes vos vies futures. » Le problème du délire de toute-puissance, c’est non seulement de faire croire aux gens qu’on est quelque chose ou quelqu’un qu’on n’est pas, et de risquer de leur faire gaspiller leur vie, leur énergie, leur argent, leur famille, leur carrière, entre autres, mais aussi le fait qu’il est basé sur de l’ignorance. En effet, l’âme qui aurait atteint la félicité est une âme libérée dont l’identification avec l’ego est rompue à jamais, et qui ne sera donc pas réincarnée, car il n’y a plus de karma à réaliser puisqu’il n’y a plus personne qui s’y identifie. Donc forcément, la félicité ne sera expérimentée qu’une seule fois, dans la vie où elle a été atteinte. A part cela, je ne sais pas si les mères apprécieront le jugement négatif radical.

Dans le chapitre 10, intitulé « La mère de la félicité immortelle », page 177, il fait apparaître, un de ses premiers disciples, Chandru, dont il tait le nom, comme « étudiant universitaire ». C’est bien dommage parce que ce personnage a été important : c’est lui qui, venant à Tiruvannamalaï, a découvert ses premiers disciples occidentaux, l’américain Nealu, l’Australienne Gayatri et les Français Madhu et Ganga. Chandru est non seulement celui qui vint nous chercher mais aussi celui qui nous enseigna la récitation et l’interprétation des textes sacrés. Il fut également celui qui me transmit l’initiation au brahmacharyam (sorte de noviciat sacerdotal) au nom d’A.. Il a joué un rôle important et crucial dans les origines de l’organisation pour se retrouver finalement presque retiré de la biographie. C’est ainsi que fonctionne cette institution.

Le biographe prétend que, nous quatre, lui avions offert notre fortune, en toute dévotion, précise-t-il, mais qu’elle la refusa considérant que notre évolution spirituelle était sa seule richesse. En fait ce qu’il ne précise pas, c’est que sur les quatre, trois étaient sans le sou et vivaient quasiment d’aumône. Mais bon, vu de la cocoteraie, c’est probablement le mythe de la peau blanche et de la fortune.

Je ne me retrouve mentionné dans cette biographie qu’une seule fois, à part la première fois lorsque Chandru nous rencontra, au gré d’une anecdote peu flatteuse, toujours dans le chapitre 10, page 183. L’histoire d’ailleurs n’est pas rapportée de manière fidèle à la réalité. Concernant la voie de la dévotion, je n’étais pas venu vierge. J’avais déjà fait mes premières expériences pendant quelques années à Tiruvannamalaï où je m’inspirais de la dévotion du sage Ramana Maharshi. J’avais traduit en anglais la guirlande nuptiale de lettres, depuis l’original en tamoul, dans le même pied, afin qu’elle puisse être chantée indifféremment en tamoul et en anglais, ce que je faisais régulièrement lors de la circonvolution pieds nus autour de la montagne sur quatorze km, entouré d’autres bhaktas. J’étudiais la vie de mystiques comme le Paramahamsa Rāmakṛiṣhṇa, le saint du Bengale et les saints bhaktas du Tamilnadu entre autres. Je me souviens d’avoir accompagné des bhaktas inspirés et inspirants adorateurs de Muruga, justement ensemble avec Madhu, qui s’étaient arrêtés quelques jours lors de leur pèlerinage, leur exemple nous ayant profondément touché. Ceci dit, dans le cadre de cette biographie, mainte fois remaniée en fonction des besoins politiques, étant de toute façon une construction artificielle et un narratif truffé d’inexactitudes et de bondieuseries insupportables, le fait que je ne sois pas correctement représenté est sans importance. Disons que cela m’absout de toute complaisance et clémence dans ma présente appréciation critique.

Ni Gayatri ni moi ne trouvons grâce dans cette biographie, c’est quand même le comble ! Et franchement totalement ridicule. Gayatri s’est occupée de rétablir sa version de l’histoire, et pour ma part, c’est ce que je fais en partie dans cet ouvrage. Quand on réécrit l’histoire, on l’émascule de ses vertus pédagogiques et on en fait un outil de propagande. En fait, en bref, si j’ai quasiment disparu du paysage historique, c’est parce que j’ai décidé de ne pas devenir un mensonge clérical, comme la plupart des anciens que j’ai laissés derrière le sont devenus. C’est parce que j’ai décidé de vivre de manière humble, juste et honnête, en rapport avec qui j’étais, sans complaisance, sans me raconter d’histoire et sans en raconter aux autres. Et qu’est-ce que j’ai donc fait qui a déplu à l’organisation ? Rien, sinon être honnête et partir. Mais cela leur suffit comme offense. Je fus donc accusé sous de faux prétextes afin de me faire taire à l’avance. J’ai été coupé de mon réseau et donc efficacement ostracisé. (…)

Toujours dans le chapitre 10, page 188, A. donne des conseils à ses aspirants de ne pas prendre part à des cérémonies de mariage ou d’enterrement. Parce que dit-elle, « les vibrations des préoccupations du monde pénétreront l’esprit de l’aspirant malgré lui, il s’agitera et désirera des choses irréelles (éphémères, futiles)« . Ce n’est pas faux. En même temps, ce serait trop long de rentrer dans le détail de ce lamentable malentendu parce que sa philosophie de vie est basée sur le rejet du monde, sur le rejet des expériences terrestres, sur l’inconcevable de la beauté et du sacré dans la vie terrestre, sur l’inimaginable de la vie terrestre comme autre moyen efficace d’évoluer spirituellement, a contrario du renoncement. Vu ses expériences désastreuses dans sa jeunesse, elle pense que le monde est simplement tel qu’elle l’a vécu.

Toujours au chapitre 10, page 192, il est question d’une école de védânta (Vedanta Vidyalaya) qui aurait été fondée en 1982 pour transmettre la connaissance de la philosophie et du sanscrit. Honnêtement, en 1982 j’y étais en permanence, on était entre nous en relativement petit comité, et je n’ai jamais entendu parler d’une telle école. Deux professeurs étaient venus, un de philosophie et l’autre de sanscrit, ce dernier ayant été également le professeur de yoga particulier de l’un d’entre nous. Mais ils étaient assez ennuyeux. Puis ils furent remplacés avec brio et à notre grand plaisir par notre frère Chandru qui revint de la Chinmaya Mission. Pour ses cours, on s’asseyait initialement sur la véranda du mini temple d’origine. Ensuite, on utilisait un nouveau hall qui servait aussi à plein d’autres choses et on repartait vaquer à nos occupations. Pas vu passer de « Vedanta Vidyalaya ». Mais c’est peut-être le style du narrateur, de gonfler les moindres détails pour produire un récit glorieux et plus valorisant.

Le narrateur parle de changement à l’ashram et du nombre de visiteurs en augmentation constante. Il évoque les parents d’A. de manière assez révoltante en osant dire qu’ils étaient devenus une famille méritante et exemplaire, qui jouait son rôle de père et de mère envers tous les aspirants qui résidaient à l’ashram, les considérant comme ses propres enfants. Je dis révoltant car il les absout un peu trop facilement du comportement criminel qu’ils ont eu sur la durée avec leur fille et qui a fait d’elle ce qu’elle est, ce que nous essayons de décrypter ici. Révoltant également parce que, c’est un des derniers éléments de ce récit construit dans laquelle il s’efforce inexorablement de faire apparaître des gens aux yeux du monde pour ce qu’ils ne sont pas.

Un pieux mensonge supplémentaire concerne les premières visites en Occident. Il écrit qu’en réponse aux demandes réitérées de ses enfants à l’étranger, la sainte Mère effectua sa première tournée mondiale en 1987. L’impact fut merveilleux, dit-il, et à grande échelle. Désolé, mais la réalité c’est qu’il n’y avait PAS « d’enfants » à l’étranger. C’est elle qui nous a encouragé à nous exiler — dans mon cas, déjà en 1984 — à retourner dans nos pays d’origine afin de la faire connaître pour trouver et fidéliser de futurs fidèles et les encourager à payer son voyage, son séjour et à couvrir les dépenses de son groupe. Pour lancer son premier tour du monde, sa démarche était si prosélyte que cela me rendait mal à l’aise. J’ai préféré adopter un profil bas et les laisser s’exciter entre eux avec ce projet. Justement ce fut Chandru, le grand absent de la biographie (cité quand même 44 fois dans le livre de Gail), qui partit avec Nealu et une dévote américaine, Kusuma, pour aller à la pêche aux fidèles. Quant à l’impact à grande échelle, pour la plupart des programmes, il y avait environ une quarantaine de participants. De ce fait, les salons-salles à manger des appartements dans lequel nous étions hébergés suffisaient pour les programmes. Il suffisait d’y repousser les meubles. Voilà, c’est nettement moins glamour, mais ça a le mérite d’être vrai.

Peu après dans le récit, A. explique comment un être réalisé (elle s’inclut dans l’histoire) voit le monde et les êtres qui les entourent et elle termine ainsi : « De la même manière, mes enfants, seulement une fois que vous êtes vous-même devenus moralement et spirituellement parfaits et que vous voyez le divin en tout, pourrez-vous enseigner aux autres à devenir semblables ». Notons à nouveau cette citation particulièrement pertinente dans le cadre de ce témoignage. (…)

Dans le chapitre 11 sur la signification des bhāvas divines, le narrateur, disons-le ouvertement, essaie de nous faire accepter le fait que Sudhamani est un avatar. Il décrit trois catégories d’avatars, pūrṇa, amsa et āveśha, soit plein, partiel et circonstanciel, donne des exemples de la mythologie. On entend parler de Viṣhṇou, de Narasimha, de Rāma, de Parasurāma, de Kṛiṣhṇa, de Hanumān entre autres. Classiquement, les avatars sont des dieux sous d’autres formes, comme Kṛiṣhṇa ou Rāma des avatars de Viṣhṇou. La course des gourous contemporains pour l' »avataritude » est ridicule. En dernière analyse, comme le disait Ramaṇa Maharshi, d’une part, nous serions tous des avatars et d’autre part, dans la voie de la connaissance, il n’y a pas d’avatar mais juste Le Réel. Le concept d’avatar est pouranique, pas védique. Or dans les Purāṇas, tout est possible. Bref, dans le narratif, évidemment subtilement l’association est faite avec Sudhamani. Sa péroraison de cinq pages ne trouve pas de conclusion : on ne saura pas dans quelle catégorie il classe sa mère divine. Mais ce qui restera comme impression c’est qu’elle est un avatar de dieu. C’est probablement l’effet voulu. D’ailleurs, son avatar, en expliquant les bhāvas s’exprime ainsi : « Mère ne manifeste même pas une partie infinitésimale de son pouvoir spirituel pendant les bhāvas. Si elle le manifestait telle qu’il est, personne ne pourrait s’approcher. »  Son fils, le narrateur, renchérit en disant que les bhāvas sont au-delà de la portée de l’intelligence humaine et qu’elles expriment le pouvoir spirituel infini de la Mère. Il explique que c’est la manière pour la sainte Mère de servir « l’humanité plongée dans le bourbier du terrestre ». Le bourbier terrestre… J’espère que vous appréciez le jugement – sans compter l’hypocrisie, quand croquer la pomme dans le secret fait partie de l’emploi du temps. En fin de compte, l’essentiel c’est bien qui nous sommes, nous, pas le nombre de galons et médailles épinglées aux épaules du gourou.

Toujours dans l’explication de la signification des bhāvas, on lit qu’ils sont l’expression de son union ininterrompue avec le Suprême et que cette grande âme possède un pouvoir spirituel inexplicable. Elle est tout ce que les gens peuvent s’imaginer qu’elle est. Le biographe promeut la gloire de sa sainte Mère et de ses pouvoirs psychiques. En se mettant dans la peau d’un fidèle croyant, il énumère ses qualités glorieuses dans un long passage : (…)

Elle reprend le narratif et dit qu’un satguru (maître parfait) « aime simplement son disciple et le ligotera par son amour inconditionnel. (…) La Mère n’attend rien d’autre que votre progrès spirituel. » Vous noterez l’association : Mère (Amma) / satguru. Le biographe précise par ailleurs qu’elle instruit tout en donnant l’exemple par ses actions. Autre phrase très importante dans le cadre de ce témoignage.

Lors d’un dialogue elle parle des « worldly persons », expression intraduisible de personnes qui vivent dans le monde, qui ont une famille, qui doivent travailler, en d’autres mots, tout sauf des moines renonçants. Ce qu’elle dit est discriminatoire et condescendant, mais elle le dit avec conviction et amour, probablement aussi : « Mes enfants, en ce qui concerne les personnes du monde, il leur suffit de s’occuper de leurs conjoints et de leurs enfants. Mais, un vrai moine, pour sa part, doit porter sur ses épaules la charge du monde entier. »

Le biographe termine son narratif en disant que, « dans l’histoire spirituelle de l’Inde, elle est inégalée et sans pareille dans la manifestation sans limites de la grâce et de la compassion pour l’humanité errante. Puisse sa vie divine guider ceux qui aspirent à réaliser la paix suprême et la félicité de la réalisation du Soi. »

Ce qui est troublant dans cette biographie est l’intérêt et le besoin impérieux que semble exprimer l’auteur de placer son maître, sa Mère, envers et contre tout, parfois contre toute logique, sur son piédestal hagiographique. Obsédé par le martèlement de son prétendu statut, les problèmes de cohérence dans la logique de sa démarche semblent lui échapper. Quel pourrait être son intérêt ? La codépendance qui se dégage de cette interaction est intéressante. Car le biographe est également celui qui rédige ses « enseignements ». Même si le travail d’A. est indéniable, le rôle de son second dans l’organisation reste remarquable : pour parler simplement, on a l’impression que c’est Balu qui a contribué à faire de sa Mère ce qu’elle est. Et d’ailleurs, elle le lui rend bien. Dans la section des « Expériences des aspirants spirituels », au chapitre 12, page 209 de la biographie — section qui semble avoir été retirée des versions ultérieures — le biographe profite du narratif pour se faire une petite place au soleil, à toutes fins utiles, en racontant une anecdote dont je vous cite un extrait ici : « Après avoir chanté, je pénétrais le sanctuaire avec cette résolution : Mère, si je suis ton enfant, s’il te plaît accepte moi ! Plaçant ma tête sur son épaule, Mère me répondit affectueusement : Fils, quand mère t’entendit chanter, elle comprit que cette voix-là est vouée à fusionner en Dieu. À ce moment-là, Mère vint à toi et te rendit Un avec elle. Tu es véritablement Mien ! » Ces services mutuels rendus, cette codépendance, relativisent évidemment la portée du message dans son ensemble.

En deuxième partie de cette relecture, j’inclurai quelques éléments biographiques annexes, des extraits de l’étude clinique du psychiatre et moine sannyāsin, le Dr Jacques Vigne, quelques observations sur la bhakti et mes conclusions et réflexions générales. (Dans le texte intégral du livre).

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